L’avocate

Le lieutenant Mulligan examine, sans amabilité aucune, la jeune femme de vingt-cinq ans qu’on vient d’amener dans son bureau, non loin de la Cinquième Avenue, à New York.

Il est aux environs de trois heures du matin, ce 18 novembre 1973. Comme dans les films policiers, le lieutenant Mulligan est en bras de chemise, chapeau mou sur la tête. Le bureau est éclairé par une puissante lampe flexible, dont le faisceau est dirigé sur la jeune fille. Cette dernière n’est pas désagréable à regarder : une rousse bien faite – on aurait tendance à dire : bien fichue, car il se dégage d’elle une vulgarité certaine. Cette vulgarité ne se voit pas seulement, elle s’entend à l’accent populaire de la jeune femme.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? Je me promenais bien tranquillement dans la rue et vos bonshommes m’ont sauté dessus.

— Tu faisais le trottoir…

— Et alors ? Ça ne mérite pas de s’énerver comme ça !

— Effectivement. Et ce n’est pas pour cela que tu es ici. Tu t’appelles bien Ellen Farmer ?

— Ouais. Qu’est-ce que vous lui voulez à Ellen Farmer ?

— Tu étais bien la maîtresse de Tony Harrisson, avant qu’il en prenne pour vingt ans ?

Ellen Farmer se dresse brusquement sur son siège.

— Il lui est arrivé quelque chose ?

— Un peu, oui ! Il s’est évadé tout à l’heure. Et pas n’importe comment. Quelqu’un lui avait remis un pistolet et une grenade.

— La vache !…

Le lieutenant Mulligan a un hochement de tête expressif. Elle se défend, la petite ! Sa surprise est drôlement bien jouée.

— Qu’est-ce que cela veut dire : « la vache » ?

— La vache, c’est elle. Celle qui lui a donné son arsenal.

— Parce que c’est une autre femme qui lui a procuré les armes ? Comment s’appelle-t-elle, cette généreuse donatrice ?

— C’est l’avocate, pardi ! Grâce Sinclair. Si je la tenais, celle-là !

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— La vérité, malheureusement… Elle en est tombée tout de suite amoureuse, de mon Tony. Il fallait voir comment elle lui tournait autour ! Tous les jours ou presque elle venait le voir à la prison. Quand je la rencontrais, elle me disait : « Le dossier avance. » Le dossier, tu parles ! Moi, j’avais droit au parloir, mais elle, comme avocate, elle pouvait le voir dans sa cellule. Ça devait être du joli !

— Tu ne vas tout de même pas me dire qu’une avocate…

— Bien sûr que si : c’est elle qui lui a donné le flingue. Elle en était capable, la garce ! Mon Tony lui a complètement tourné la tête. Faut dire qu’il sait y faire avec les femmes.

Le lieutenant Mulligan n’est pas encore revenu de sa surprise. Il cherche l’adresse de Me Grâce Sinclair dans l’annuaire… Ellen Farmer continue à lancer des épithètes malsonnantes à l’intention de sa rivale. Il la fait taire.

— Ça suffit ! Si c’est elle qui a fait cela, tu devrais la remercier au contraire. Elle l’a fait évader, ton Jules.

— Et elle va me ramener Tony à mon hôtel, pendant que vous y êtes ? Elle se l’est gardé pour elle, oui ! Elle a mis le grappin dessus, avec son sale fric… Oh, vous pouvez téléphoner ! Les oiseaux sont déjà envolés !

Le lieutenant vient effectivement de composer le numéro de l’avocate. À cette heure-ci, trois heures et demie du matin, il ne peut que la réveiller. La première sonnerie retentit, puis la deuxième… Au bout de la dixième, il raccroche et dit d’une voix incrédule :

— C’est pourtant vrai !

Ellen Farmer se lève et se plante devant lui, les deux poings sur le bureau. Ses yeux étincellent.

— Je vous en supplie, lieutenant : retrouvez-les ! Je veux qu’ils paient le plus cher possible, tous les deux !

 

19 novembre 1973, huit heures du matin. Le lieutenant Mulligan, conformément à la loi, a attendu l’aube pour perquisitionner chez Grâce Sinclair, avocate de Tony Harrisson.

Accompagné de son adjoint et du gardien de l’immeuble, il entre.

Il parcourt successivement toutes les pièces. L’appartement est vide. Dans la chambre, il constate que plusieurs cintres sont nus. Dans la salle de bains, il ne découvre ni brosse à dents ni objets de toilette de première nécessité. Nulle part il ne trouve de sac à main. Pas de doute, il s’agit d’un départ préparé. Il se tourne vers le gardien.

— Quand avez-vous vu Me Sinclair pour la dernière fois ?

Le gardien, un gros homme rougeaud, a un haussement d’épaules.

— Vous savez, vingt-cinq étages, ça fait du monde. Je peux pas faire attention à tous ceux qui passent. Évidemment, miss Sinclair, ce n’est pas pareil !

— Pourquoi ?

— Une sacrée jolie fille ! Chaque fois que je peux, je ne me prive pas de la regarder. D’autant qu’elle s’habille plutôt court, si vous voyez ce que je veux dire…

— Parfait. Donc, vous pouvez me répondre : quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?

— C’était il n’y a pas longtemps… Deux jours… Oui, c’est ça : avant-hier…

Le lieutenant hoche la tête. Deux jours, cela concorde. Grâce Sinclair a dû partir en même temps que l’évadé. Il reprend ses questions :

— Miss Sinclair était souvent avec des hommes ?

Le gardien réfléchit quelques instants.

— C’est curieux ce que vous me dites. Elle rentrait souvent au bras d’un homme, jamais longtemps le même, d’ailleurs. Et puis, depuis six mois environ, plus personne. Toujours seule. Une belle fille comme ça. Comment vous expliquez la chose ?

Le lieutenant Mulligan comprend parfaitement. Me Grâce Sinclair est bien la complice de l’évasion de Tony Harrisson. Cela fait six mois qu’elle est amoureuse de lui et, en plus, elle lui est fidèle ! Il quitte l’appartement, où il n’a plus rien à apprendre, et charge son adjoint des recherches de routine : compte en banque, retrait d’actions, achats de dernière minute, etc.

Le soir même, celui-ci lui apporte les informations demandées.

— Formidable, lieutenant ! D’abord la banque. Elle a été retirer avant-hier 1 million de son compte et en billets de 10 dollars !

— 1 million de dollars !

— Ce n’est pas fini. J’ai fait aussi les bijoutiers de la Cinquième Avenue avec la photo de la dame. Encore une fois, réussite complète. Elle a vendu une dizaine de bagues, de bracelets et de colliers pour 450 000 dollars. D’après le patron, le lot valait le double. Pour qu’elle ait accepté ce prix-là, il fallait qu’elle ait de sérieuses raisons… Mais ce n’est pas encore le plus beau !

Le lieutenant Mulligan tend l’oreille.

— Près de chez elle, il y a une agence de voyages. Juste avant de rentrer, j’ai eu l’idée d’y passer. Elle a acheté deux billets d’avion pour Mexico, au nom de monsieur et madame Sinclair. Deux allers simples.

Mulligan bondit sur son téléphone. Le lendemain matin, le ravissant visage de Grâce Sinclair s’étale à la une des journaux, sur les écrans de télévision, tandis qu’il a pris place dans les fichiers d’Interpol et les locaux de la police mexicaine.

Parmi les journalistes, certains ne peuvent s’empêcher d’être émus par cette femme qui a tout risqué pour sauver l’homme qu’elle aimait. Mais la plupart sont sévères à l’égard de son geste. Elle a profité des avantages de sa condition d’avocate pour faire évader un prisonnier. Son plan ne pouvait réussir que grâce à la confiance dont elle bénéficiait. Et cette confiance, elle l’a trahie ! L’amour n’excuse pas tout…

 

Le lieutenant Mulligan poursuit son enquête. Comment Me Sinclair a-t-elle pu se procurer les armes ? Pour le pistolet, pas de problème : ils sont en vente libre aux États-Unis. Mais, même aux États-Unis, il n’y a pas de rayon grenades au supermarché. Elle n’a pu obtenir ce genre de matériel que de truands ou de terroristes. En raison de son métier, ce n’était pas une chose impossible. Le mieux est d’éplucher les affaires dont elle s’est occupée, en espérant mettre la main sur le mystérieux fournisseur. C’est un travail long et difficile et, après des jours de recherche, le lieutenant n’a toujours rien trouvé.

Il en apprend davantage dans la prison elle-même.

Un détenu, un certain Cellentani, demande à lui parler. L’individu a une tête de brute et un regard fuyant.

— Tony était mon pote. Il me disait tout. Alors, si je vous le répète, ça me vaudra un petit quelque chose ?

— Faut voir… Dis toujours.

— Ben voilà… Le gars Tony s’est arrangé pour que l’avocate soit folle de lui. Faut dire qu’il est beau gosse, Tony. Bref, ça a marché sur toute la ligne.

— Il t’a parlé de son évasion ?

— Ouais. Il m’a dit que l’avocate lui apporterait un flingue. Pour la grenade, il me l’avait pas dit.

— Et après ? Il t’a dit où ils iraient tous les deux ?

— Quand même pas ! Il est pas fou, Tony. Mais tous les deux, ça m’étonnerait !

— Comment cela ? Il ne serait pas parti avec elle ?

— Vous rigolez ! Fallait voir comment qu’il causait d’elle. Il arrêtait pas de la traiter d’andouille. Et quand je dis « andouille » je suis poli !

— Tu veux dire qu’il ne l’aimait pas ?

Le dénommé Cellentani part d’un gros rire.

— Tony amoureux ? Ça serait la meilleure ! Tony, il aime personne. Seulement, il plaît aux nanas et ça lui sert. La preuve ! Il a une sacrée veine, Tony !

Le lieutenant Mulligan quitte le parloir. Brusquement, tout vient de changer d’aspect. Ce qu’a fait l’avocate reste tout aussi condamnable, mais il ne peut s’empêcher d’éprouver un petit pincement au cœur en pensant à la trahison dont elle a été victime. Fallait-il qu’elle soit aveugle, c’est-à-dire amoureuse ?

Mais ces considérations humaines cèdent vite la place à une question capitale. Visiblement, Tony Harrisson n’était pas le genre à s’embarrasser d’une femme dans sa fuite. Pourtant, Me Sinclair a bel et bien disparu. Alors, si elle n’est pas avec lui au Mexique, où est-elle ? Est-elle même de ce monde ?…

C’est près d’un mois plus tard, le 16 décembre 1973, que le lieutenant a la réponse à sa question. C’est son adjoint qui la lui donne.

— Je reviens de la morgue : on a repêché un corps cette nuit dans l’Hudson. Il n’est pas joli à voir, mais pas de doute, c’est elle, l’avocate.

— Elle est morte comment ?

— Assassinée, autant qu’on peut l’être. Une balle de gros calibre dans le dos. Du travail de professionnel…

 

Le rapide diagnostic de l’adjoint se révèle entièrement exact. Il est confirmé au lieutenant Mulligan par le médecin légiste deux jours plus tard.

— Il ne peut en aucun cas s’agir d’un suicide. La balle a été tirée à environ un mètre cinquante. Calibre 11.65.

Le lieutenant note mentalement l’information. C’est l’arme favorite des truands.

— Et la date de la mort ?

— Environ un mois. Disons entre le 15 et le 20 novembre.

Le policier remercie le médecin. Tout concorde. Tony Harrisson s’est évadé le 17 novembre. La malheureuse Grâce Sinclair a été exécutée tout de suite après lui avoir remis les armes, l’argent et les billets. Est-ce par Tony Harrisson lui-même, avec le pistolet qui lui a servi à s’évader ? C’est possible, mais ce n’est pas certain. Mulligan connaît sur le bout des doigts la carrière criminelle de Tony Harrisson. C’est un bandit redoutable, mais il répugne à se salir les mains. Il a toujours fait exécuter ses mauvais coups par des hommes à lui.

Le lieutenant Mulligan a de la chance. En faisant vérifier systématiquement les armes qui ont été saisies récemment, il trouve celle du crime. Elle appartient à un certain Joe Muller, arrêté, en sa possession, pour trafic de drogue. Aussi vite que possible, le lieutenant le fait venir dans son bureau. Il a vraiment le physique de l’emploi : corps massif, mains velues, front bas. Mulligan attaque sans préambule.

— C’est toi qui as tué l’avocate ! Ce n’est pas la peine de nier. Les experts sont formels : la balle a été tirée avec ton arme. Tu seras condamné par n’importe quel jury. La seule chance d’éviter le maximum est de dire tout ce que tu sais.

Le tueur a une expression d’effroi. Après avoir plusieurs fois avalé sa salive, il dit d’une voix tremblante :

— Bon, je parlerai.

— Tu faisais partie de la bande à Tony ?

— Ouais. C’est à moi qu’il donnait ses instructions. Des mots dans des enveloppes.

— C’est l’avocate qui te les donnait ?

— Ouais.

— C’est toi qui lui as remis le revolver et la grenade ?

— Ouais.

— Et après, comment cela s’est passé ?

— J’ai vu revenir la fille avec une valise. Elle m’a dit qu’elle allait s’enfuir avec Tony et elle m’a donné une lettre de lui. Je l’ai ouverte. Tony me disait : « Demande-lui le fric et les billets d’avion et descends-la. » Alors, j’ai fait ce qu’il m’a dit.

Le lieutenant Mulligan est plus ému qu’il ne le voudrait du sort tragique qu’a connu la malheureuse Grâce Sinclair coupable d’avoir trop aimé. Mais il retrouve ses réflexes professionnels.

— Et. Tony, tu sais où il est ?

— Pas exactement. Il voulait aller au Canada. Le Mexique, c’était de la frime. C’était fait exprès.

 

L’épilogue est survenu trois jours plus tard. Il a été tout aussi tragique que le reste de l’histoire. Alertée, la police canadienne a enquêté. Elle a découvert que Tony Harrisson était mort.

Il avait été écrasé, accidentellement sans doute, par un train, à un passage à niveau non loin de Montréal. Le cadavre, affreusement déchiqueté et sans papiers, n’avait pu être identifié. Les policiers ont eu l’idée de vérifier à tout hasard si ce ne serait pas l’évadé.

C’était bien lui. Du beau garçon cynique qui avait fait le malheur de tant de femmes et la perte de la dernière d’entre elles, il ne restait plus que des débris informes. C’est grâce aux radios de la mâchoire qu’on a pu l’identifier.